Alors que la France continue de se déconfiner, le secteur du spectacle et des loisirs, et notamment les services de billetterie, sont encore en plein milieu de la crise. Pour continuer notre série d’interviews exclusives dédiées au secteur, nous avons rencontré Zack Sabban, CEO de Festicket. Il est revenu sur la crise vu dans différents pays, la gestion de ses équipes en interne, le déploiement de la solution de livestream Festicket Live et sa vision sur les mois à venir.
Comment avez-vous réagi aux différentes annonces des gouvernements dans le monde, qui, à différents moments, ont réduit la jauge au fur et à mesure jusqu’à l’interdiction, notamment en France ?
Festicket couvre 32 pays, ça a été hyper compliqué à gérer. Les mesures n’ont pas été annoncées en même temps, et il a fallu qu’on réagisse différemment selon les pays.
Néanmoins, on avait vu ces mesures arriver début mars, et nous avons tout de suite mis en place une cellule de crise. Nous avons scindé l’équipe dirigeante en deux. Une partie était entièrement focalisée sur la gestion de crise et dès le mois de mars, nous avons lancé des développements afin de créer des outils pour gérer l’industrialisation des remboursements. L’autre partie de l’équipe était concentrée sur le business encore en cours à l’époque, pour soutenir le chiffre d’affaire quotidien. Par exemple, le Royaume-Uni a réagi tardivement par rapport aux autres pays, et sur ce territoire, qui représente 40% de notre chiffre d’affaires, nous avions encore du booking jusqu’à début mai.
Comment avez-vous géré ces remboursements en masse ?
Dès le mois de mars, nous nous sommes réunis avec nos équipes clients et légales afin de s’assurer de la politique que nous allions adopter auprès des promoteurs et des clients. Au niveau des clients, nous avons annoncé que l’intégralité de la valeur faciale des billets étaient remboursables s’il y avait eu une annulation, sauf les frais de réservation. Nous avons communiqué via e-mail aux clients pour leur expliquer cette spécificité, et en général, ça a plutôt été bien accepté. Cependant, nous savions que les promoteurs allaient attendre un geste commercial sur notre commission et nous avons, au cas par cas et en accord avec les organisateurs, mis en place des politiques de dons sur la valeur faciale et les frais de réservation. Naturellement, nous avons aussi offert les frais de remboursements.
Avez-vous adapté ce modèle à la France, marché sur lequel vous opérez en contrat opaque où les frais de location sont remboursés aux spectateurs ?
Non, en France, Festicket s’est aligné sur la politique des billetteries nationales et nous avons remboursé les frais de location lorsqu’il était nécessaire. La partie remboursement n’est pas très conséquente en France par rapport au reste des marchés que nous gérons. Sur l’ensemble des pays, les annulations et remboursements concernent plusieurs centaines de festivals et événements et environ 900 000 billets ont été affectés.
Vous pratiquez l’avance de trésorerie avec vos producteurs : avez-vous des pertes à déclarer ou des difficultés à récupérer ces sommes ?
Je trouve que les promoteurs français se sont responsabilisés et ont joué le jeu assez rapidement, nous n’avons qu’un seul cas compliqué à déclarer. Même si ça a été plus long que dans d’autres pays, ça s’est bien passé, et c’est plutôt positif : plus vite nous avons récupéré l’argent auprès des promoteurs, plus vite nous avons pu rembourser les clients.
Comment avez-vous gérer la relation avec les spectateurs et les producteurs ?
Nous avons du faire attention à notre image : beaucoup de clients ne comprennent pas ce qu’il se passe en coulisse, et notamment le principe des avances de trésorerie et le fait qu’on dépende des organisateurs pour les rembourser. Quand ça prend du temps, il y a des tensions. Nous avons donc mis en place des duos, composés d’un commercial en relation avec la production et d’un chargé de comptes en relation avec les clients finaux, pour que ce soit plus organisé.
Côté clients, nous avons aussi développé rapidement des outils en interne pour fluidifier les process. Dans un premier temps, pour gagner du temps sur la partie remboursement, nous avons mis en place un ‘outils de remboursement de masse’ qui nous a permis de faire des remboursements sur un nombre important de commandes. Ensuite, nous avons déployé un système de communication, un CRM, qui permet à nos chargés de comptes qui n’ont pas l’habitude d’être en relation avec les spectateurs, de pouvoir communiquer directement et régulièrement avec eux par mail. Côté promoteurs, pour la partie recouvrement de fonds, nous avons fait pareil. Les commerciaux étaient en contact régulier avec les promoteurs pour coordonner cette partie, et dès que nous avions reçu le paiement, le remboursement s’effectuait en 48h.
En 3 semaines, nos outils étaient opérationnels : les premiers remboursements se sont faits sur la dernière semaine de mars, et à partir du 15 avril en France.
Avez-vous mis du personnel au chômage partiel ?
A partir du mois d’avril et encore aujourd’hui, 70% de nos équipes sont en chômage partiel. En mars, nous avons développé un certain nombre d’outils pour gérer la crise donc nous avons eu besoin de toutes nos équipes. Graduellement, nous avons mis de plus en plus de monde en chômage partiel. Depuis, nous avons gardé les ¾ de nos équipes commerciales et la moitié de nos équipes opérationnelles. Mais 90% de notre équipe marketing est en chômage partiel… Nous avons 170 salariés répartis sur 8 bureaux en Europe et États-Unis, et aujourd’hui, seuls 50 travaillent.
Festicket est disponible dans de nombreux pays à travers le monde ; avez-vous ressenti des différences significatives sur la gestion de la crise sanitaire selon les pays ?
Je trouve que la France a été plus claire que d’autres pays, et a mieux géré la situation, malgré quelques couacs. Par exemple, au Royaume-Uni, Boris Johnson annonçait début mars que les événements restaient autorisés ; selon lui, l’interdiction des événements ne changeait pas grand chose au niveau épidémique. A ce moment-là, en France, les jauges étaient déjà réduites, et nous avions l’intuition que les événements allaient être interdits. Aujourd’hui, le Royaume-Uni est encore confiné, et on ressent encore les effets de ce délai de réaction.
Festicket propose de la billetterie, mais également des packages incluant le voyage et l’hébergement. Comment avez-vous géré le remboursement de ces packages ?
C’est une complexité chez nous : la partie package relève d’une autre législation et nous avons dû avoir de longues réunions avec nos avocats pour adapter les procédures en fonction des produits vendus. Sur la billetterie, Festicket est la plateforme qui permet aux promoteurs de vendre et aux clients d’acheter, nos conditions sont très claires : nous agissons pour le compte des promoteurs, et s’il y a un problème, c’est en réalité un problème avec le promoteur.
En revanche, sur les « packages » avec tickets, hébergements et transports, nous avons beaucoup plus de responsabilités. Nous avons beaucoup travaillé au niveau technique pour gérer ces remboursements complexes. Cependant, nous gardons toujours une partie de trésorerie des organisateurs jusqu’au jour de l’événement, et grâce à ces fonds et nos politiques de paiements tardif sur les autres prestations, nous avons pu rembourser immédiatement les packages. C’est important, il fallait pouvoir rembourser rapidement : le panier moyen des packages est très élevé et un client qui voyage a d’autres demandes de remboursements à gérer.
Ainsi, dès le mois d’avril, nous avons dû gérer Coachella, avec qui Festicket est partenaire officiel partout dans le monde, sauf aux Etats-Unis. Festicket génèrent donc la majorité de leur clientèles étrangères et ça a été un des premiers festivals touchés par la crise sanitaire : nous sommes rentrés très vite dans le vif du sujet ! Néanmoins, la communication envers les clients de la part d’AEG a été très professionnelle, donc tout c’est bien passé.
Festicket propose aussi de l’assurance ticketing. Est-ce que des clients ont demandé un remboursement avant la crise ? Avez-vous dû faire face à des difficultés sur ce point-là ?
Ce fut un gros sujet. Nous travaillons avec ‘Booking Protect’, qui permet de rembourser un billet si le spectateur ne peut plus se rendre à l’événement. Maintenant, quand l’événement est annulé, il était clair que l’assureur n’allait pas prendre en compte la pandémie pour rembourser les clients. Or, certains clients ont effectivement anticipé et demandé un remboursement immédiat. Et ils n’ont pas compris pourquoi l’assureur refusait.
Nous avons donc envoyé des mails aux clients pour leur expliquer les modalités de remboursements et nous avons eu des conversations houleuses avec Booking Protect qui n’a rien voulu savoir. C’est dans ces moments que la marque Festicket est mise en difficulté : nous travaillons avec une tierce partie qui refuse de collaborer et il faut l’expliquer aux clients, et en même temps, nous sommes en première ligne puisque nous avons vendu leur produit…
Festicket propose désormais l’option FlexTicket, qui garantit aux festivaliers des conditions d’annulations flexibles sur les réservations de billets ou de packages effectuées avant le 30 juin 2020. Avez-vous eu de bons retours de la part des fans ?
Dès le début, il m’est apparu primordial de continuer à travailler : ‘show must go on’, et un certain nombre d’événements étaient encore en vente sur Festicket, mais à partir du 15 mars, notre chiffre d’affaire a diminué de 80%. J’ai donc demandé à une partie de l’équipe dirigeante de commencer à penser à la reprise : nous avons mis en place plusieurs offres, bien reçues par le marché.
En premier lieu, nous avons donc lancé FlexTicket qui a permis de soutenir l’activité d’avril et mai : environ 150 promoteurs ont opté pour cette option qui a rassuré un certain nombre de commandes. Malheureusement, un tiers des promoteurs ont fini par annuler leur festival, mais les retours sont positifs, et nous essayons de voir comment rendre cette option permanente. Côté package, nous avons aussi lancé un système d’annulation gratuite similaire, qui a aussi permis de soutenir l’activité.
C’est un peu ironique ; cela faisait des années qu’on avait ces développements dans notre ‘roadmap’, et finalement, la crise sanitaire a tout accéléré. Ces nouveautés ont été lancées très rapidement, je suis très fier de mes équipes.
Festicket a rapidement entrepris une étude auprès de sa clientèle : quels ont été les résultats et quelle analyse en faites-vous ?
Une partie du management a aussi travaillé sur cette étude et sur Festicket Live : il était important pour nous de continuer à innover, même dans une période difficile. Cette étude a été conduite en avril sur la totalité des pays où nous sommes présents pour savoir si les spectateurs étaient prêts à revenir en concert et comment. Nous avons reçu plus de 100 000 réponses !
Il en ressort que nos clients ont envie de se retourner rapidement en festival, et c’était un point important pour nos actionnaires. Nous avons aussi collecté des retours intéressants sur la manière dont ils souhaitent retourner en concert : par exemple, la plupart d’entre eux ne souhaitent pas porter de masques en festival. Nous avons transmis une partie de ces réponses à nos organisateurs. Enfin, nous les avons interrogé sur le livestream, s’ils étaient prêts à acheter des billets et à quel prix ; leur réponse nous ont aidé à déployer notre solution ‘Festicket Live’.
Parlons de Festicket Live, que vous avez lancé en partenariat avec Vimeo et Youtube. Pour quelle raison avez-vous décidé de le faire ? Quels sont les premiers résultats ?
Nous étions déjà en discussion avec YouTube pour un partenariat sur la partie advertising de la plateforme, et l’étude nous a confirmé que le livestream était un produit que les clients veulent acheter, en même temps qu’on voyait émerger des livestream un peu partout. Nous avons donc échangé avec YouTube sur la partie gratuite, Vimeo est arrivé un peu plus tard en discutant avec des organisateurs chez qui cette solution revenait souvent, pour sa qualité d’image et de son. Nous avons été mis en relation avec leurs équipes via un promoteur, et nous avons rapidement packagé l’offre en intégrant leur technologie sur la nôtre avec un système de paywall. Très vite, beaucoup de promoteurs ont voulu passer en mode payant, et nous avons abandonné l’offre gratuite.
Le reste s’est enchaîné très rapidement : le promoteur néerlandais Friendly Fire nous a contacté pour un truc un peu fou. Ils ont loué un musée pour diffuser 5 têtes d’affiche sur 5 soirs, avec une grosse équipe de production pour proposer du multi-angles. Il y avait même des drones. Avant ce partenariat, nous avions réalisé seulement 5 événements, dont 4 gratuits ; avec ce promoteur, nous sommes donc passés dans une autre dimension. Et ça a cartonné !
Festicket Live est l’une des seules offres de livestream payant à avoir réuni autant de spectateurs. Comment s’est passé cette expérience de votre côté ?
90% des acheteurs étaient néerlandais. Les Pays-Bas sont très avancés sur la partie festivals, ils ont une audience fidèle, avide d’expériences : en 2019, le nombre de billets vendus dans le pays était plus important que la population ! Friendly Fire est assez connu dans son pays, nous avons rajouté notre audience, et ce live a bénéficié d’une grande campagne marketing aux Pays-Bas. Au total, il y a eu environ 10 000 personnes par soir, et des pics à 8 000 connexions simultanées.
Néanmoins, nous avons eu des petites difficultés sur le premier soir. Festicket Live est en réalité une marque blanche, nous ne gérons pas la production vidéo, ce n’est tout simplement pas notre expertise. L’équipe de production mobilisée n’avait pas forcément d’expérience sur le livestream, et même si l’équipe Vimeo était présente, des réglages ont été mals faits et il y a une coupure de 20 minutes ! On a reçu de nombreux emails de spectateurs qui ne comprenaient pas ce qui se passait. Mais l’artiste a joué le jeu. Pour compenser, nous avons donc offert à tous les participants l’enregistrement de ce live, et ça s’est bien passé. Les autres soirées se sont très bien déroulées, et au final cette expérience était très enrichissante pour nous.
Avez-vous d’autres événements en livestream prévus ?
Plein ! Le livestream a débuté avec des petits promoteurs qui n’avaient pas grand chose à perdre, mais j’ai l’impression que ça prend de plus en plus d’ampleur. Le Royaume-Uni est un peu en retard sur le livestream, mais ça commence à venir. En revanche, les Pays-Bas et Allemagne ont été les premiers à sauter sur ce créneau. Enfin, les Etats-Unis, c’est un autre sujet : ils proposent énormément de concerts en drive-in qu’on vend beaucoup en ce moment.
Je pense que le livestream est une offre qui va rester en complément de l’offre billetterie ; les promoteurs réalisent que cela permet d’élargir leur fanbase et on ne peut jamais être sold-out sur un livestream ! D’ailleurs, pour l’expérience avec Friendly Fire, nous étions surpris : nous avons vendus des milliers de billets 30 minutes avant le début du concert, et nous avons continué jusqu’à 10 minutes après le début.
Nous sommes actuellement en discussion, sur la billetterie et le livestream, avec un gros festival qui se déroulera en fin d’été avec une jauge réduite à 10 000 personnes. Ils souhaitent d’abord lancer la billetterie et ils pensent être sold-out. Dans un second temps, ils voudraient commercialiser le livestream des têtes d’affiches du festival.
Enfin, comment envisagez-vous ces prochains mois et cette prochaine année pour l’industrie de l’événementiel ?
C’est un gros coup d’arrêt : Festicket était sur une moyenne de 150% de croissance sur les 6 mois avant COVID-19, nous venions de réaliser plusieurs acquisitions. Mais ironiquement, cette crise nous permet de repartir à zéro. Tout est de nouveau possible. Malheureusement, un certain nombre d’acteurs de notre écosystème vont être en difficulté, mais ça va rebattre les cartes et créer de nouvelles opportunités. La crise va aussi rééquilibrer le marché : on se rend compte que les gros acteurs n’arrivent pas forcément à mieux la gérer que les petits. Par ailleurs, les organisateurs se sont rendus compte du rôle fondamental des billetteries, et c’est bien.
Pour moi, c’est finalement positif. L’année 2021 sera une année de transition, et je mise sur 2022 pour un vrai retour de croissance et arriver là où on voulait être.
N’avez-vous pas peur d’un seconde vague ?
C’est le grand mot des investisseurs, mais je n’y crois pas, enfin je n’espère pas. Si on revit une crise similaire, ça risque de faire de gros dégâts, l’industrie est capable d’encaisser une année, mais pas deux. Néanmoins, nous avons prévu une deuxième vague en fin d’année dans nos plans.
Les commercialisations commencent déjà pour l’été prochain : le festival Primavera Sound à Barcelone a ouvert sa billetterie pour mai 2021, et les 150 000 billets sont déjà vendus. Ils ont fait le plus rapide sold-out de leur histoire ! Il y a une très forte envie de la part des clients et nous capitalisons dessus : nous espérons un rebond rapide.
Propos recueillis par Eddie Aubin